EA bascule du côté obscur… Comment ça il y était déjà ?

EA bascule du côté obscur… Comment ça il y était déjà ?
par Ruvon

Les premières rumeurs ont circulé dès vendredi dernier, et dans le weekend, nous avons eu confirmation que Electronic Arts (ci-après EA), ce géant historique du jeu vidéo, va être racheté.

Concrètement, EA était une entreprise « publique » depuis 1990, c’est-à-dire qu’elle était cotée en bourse, et que sa propriété était déterminée par les actions possédées. Habituellement, « entrer en bourse » est souvent vu comme quelque chose de négatif dans le cas d’activités créatives et de divertissement.

L’objectif des propriétaires / actionnaires étant de maximiser leurs profits, ça va souvent de pair avec une vision à court terme, concentration des moyens vers des « valeurs sûres », éviter toute prise de risque créative, exploitation des employés et réduction autant que possible des effectifs avec licenciements et fermeture de studios, un programme d’ailleurs suivi à la lettre depuis des années par Electronic Arts.

On pourrait citer les studios historiques Bullfrog, Maxis (même si le nom existe encore), ou encore Westwood rachetés puis fermés par EA ces 30 dernières années. On pourrait alors se dire : tant mieux qu’EA ne soit plus en bourse ! Mais il faut regarder qui rachète et comment le rachat sera financé.

Les actionnaires recevront 210 dollars par action, soit un +25% par rapport à la valeur de l’action au 25 septembre de 168 dollars. C’est ce montant de 210 dollars multiplié par le nombre d’actions qui situe la valeur du rachat à 55 milliards.

Pour financer ces 55 milliards, 35 milliards proviendront conjointement du fonds d’investissement public (PIF) d’Arabie Saoudite, d’Affinity Partners et de Silver Lake (avec une majorité venant du PIF, même si ce dernier possédait déjà 9,9% d’Electronic Arts ce qui réduit la note), et de 20 milliards empruntés à la banque JPMorgan et foutus sur le dos d’EA qui va donc devoir rembourser son propre rachat.

La vente est annoncée une semaine avant la sortie de Battlefield 6 qui a coûté très cher à développer, et juste après la sortie de EA Sports FC (anciennement FIFA), donc un moment très important dans les résultats annuels d’EA.

Elle sera effective au 1ᵉʳ trimestre de l’année fiscale 2027, soit entre avril et juin 2026, si elle est validée par les organismes de régulation. Nul doute que le gendre de Trump, Jared Kushner, fondateur d’Affinity Partners qui a été financé à hauteur de deux milliards par le PIF d’Arabie Saoudite à sa création, s’assurera que tout est bien validé dans les règles. Pour la blague, leur logo est le même que celui de la méchante compagnie Abstergo Entertainment dans Assassin’s Creed.

On reparlera plus longuement du PIF plus tard, mentionnons juste que ses moyens financiers sont évalués à 1 trillion (1000 milliards (de mille sabords)).

Un petit mot sur le troisième larron, Silver Lake, qui possède déjà 8,5% de Unity, et qui est géré par Jim Whitehurst, ancien CEO de Unity entre 2023 et 2024 qui a remplacé un certain John Riccitiello, ancien CEO d’Electronic Arts de 2007 à 2013 ; une belle illustration de toute cette histoire qui ressemble fort à un serpent venimeux qui se mord la queue.

Il s’agit du plus gros LBO (Leverage Buyout Order, rachat avec effet de levier, c’est-à-dire racheter une entreprise en ayant recours à beaucoup d’endettement) de l’histoire, les précédents comme ceux des marchands de jouets Toys R Us ou les loueurs de véhicules Hertz s’étant soldés par la faillite et la fermeture desdites entreprises (aux USA et Canada pour Hertz), mais après que les acheteurs se soient bien servis sur la bête, je vous rassure.

Pour EA, ça signifie d’abord se concentrer sur ce qui rapporte, parce qu’il va falloir rembourser ces fameux 20 milliards d’emprunt. D’après les slides de leur dernier bilan, ce sont principalement 6 franchises : Apex Legends de Respawn, Battlefield de DICE, Motive, Ripple Effect et Criterion, EA Sports College Football, EA Sports FC (anciennement FIFA donc), Madden (donc du foot, qu’il soit américain ou non), et The Sims de ce qui s’appelle aujourd’hui Maxis.

Le reste… genre Bioware et son futur Mass Effect ? Les EA Originals, ces indés édités comme It Takes Two ou Split Fiction ?... Vous ne me voyez pas mais je fais une moue dubitative.

Pour le CEO actuel d’EA, pas du tout intéressé financièrement par l’affaire (oh il devait bien avoir deux trois actions de la boite qui trainaient va) (et qui devrait rester en poste pour l’instant) Andrew Wilson, « ça ne change rien à nos valeurs ». La question va pourtant se poser pour le contenu LGBT, les Sims ayant par exemple depuis toujours été un refuge en termes de représentation et de diversité avec une communauté très active, ou la franchise Dragon Age qui a toujours été ouvertement inclusive.

C’est d’ailleurs toujours indiqué ainsi sur leur site dans la catégorie « engagements : personnel et culture inclusive » : « Nous intégrons l'inclusivité à nos pratiques tout au long du cycle de vie de l’emploi : attraction, développement et fidélisation des talents, rémunération, création d'un sentiment d'appartenance et bien plus encore. Nous évaluons régulièrement nos programmes et nos pratiques afin de lutter contre les préjugés. » Page sur laquelle on peut retrouver également un gros logo EA PRIDE – Groupe LGBTQ+ et personnes alliées, le mois des fiertés ayant toujours été fêté chez EA.

Trick Weekes, auteur chez Bioware sur la franchise Dragon Age notamment lead writer sur le dernier The Veilguard, a commenté le rachat sur Bluesky. Iel a quitté le studio cette année et a résumé ainsi le dialogue entre les consommateurs et le futur EA ainsi :

Buyers: So your games... guns and football, yes?
EA: Mmhmm, mmhmm, mostly guns and football, yep.
Buyers: No gay stuff? No politics we're not going to like?
EA: Haha, definitely not! Hey, could you give me one sec? I just need to shut down a studio real quick.

Consommateurs : donc vos jeux, ce sera du foot et des flingues ?
EA : mmh, oui, globalement ce sera du foot et des flingues.
Consommateurs : Pas de trucs gay ? Pas de politique ?
EA : haha, sûrement pas ! D’ailleurs vous m’excusez une seconde, j’ai un studio à fermer vite fait (Bioware).

Voilà l’autre élément qui pend au nez d’Electronic Arts, les licenciements pour réduire les coûts, notamment par le biais de l’importance croissante que va prendre l’Intelligence Artificielle dans les processus de développement. Le CEO ayant déjà déclaré que ça allait rendre EA plus efficace de 30%, on peut traduire ça par : on va licencier pour remplacer les gens par de l’IA. On s’attaquera au sujet plus profondément un jour, pour détailler les dangers et les mythes concernant l’augmentation de productivité grâce à l’IA fantasmée par les cadres, mais on a déjà fort à faire ici.

Pour l’heure, EA a tenu à rassurer les employés : dans une communication interne, elle a déclaré qu’il n’y aurait, je cite, « aucun changement à votre poste, votre équipe ou au travail quotidien suite à cette transaction… pour l’instant », fin de citation. Et tout est dans ce « pour l’instant » puisque la transaction, comme dit plus tôt, ne sera finalisée que dans quelques mois. « L’instant » sera-t-il toujours le même en juin 2026 ?... Pour référence, en mars 2025, EA, c’était 14 500 employés répartis dans plusieurs dizaines de studios sur plusieurs continents.

Maintenant, impossible de ne pas évoquer plus en détail ce qu’est le PIF, son jeune Prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) (il vient d’avoir 40 ans il y a un mois) et son goût prononcé pour le meurtre et le découpage du journaliste Jamal Khashoggi au consulat de l’AS en Turquie en 2018.

Tout le sportwashing avec le football (les investissements dans les clubs saoudiens et l’obtention de la Coupe du Monde 2034), le gamewashing avec les investissements dans les jeux vidéo qui s’intensifient avec ce move sur EA ou le e-sportwashing avec l’organisation de la Coupe du Monde d’e-sport cet été ne peuvent cacher qu’aucun progrès n’a été constaté ces dernières années au niveau des droits de l’homme dans le royaume, que cela concerne la justice, l’usage de la torture, la censure de la presse et de la liberté d’expression, discrimination à l'égard des femmes et interdiction des relations LGBTQ+ et de l'expression de genre.

On comprend bien pourquoi le clan Trump via Jared Kushner est si compatible avec l’exercice du pouvoir dans le royaume saoudien.

On rappelle les paroles de MBS himself sur Fox News : « si le sportwashing me permet d’augmenter mon PIB de 1%, alors je continuerais, je m’en fous des critiques », et on en verra une des plus grosses manifestations en 2034 lors de l’organisation de la Coupe du Monde de football, confirmant que la FIFA et son président Gianni Infantino est particulièrement soluble dans le capitalofascisme comme elle l’a déjà montré à de nombreuses reprises.

Mais c’est une déclaration qu’on imagine sans problème pouvoir étendre au jeu vidéo, en faisant un rappel de l’étendue du videogame / e-sportwashing du PIF : En 2022, création du Savvy Group qui sert de base aux investissements, rachat des organisations de compétitions esport ESL et FaceIt pour 1,5 milliard de dollars, ainsi que SNK, le développeur japonais de jeux de combat. 2023, rachat de Scopely (Monopoly Go) pour 4,9 milliards.

2024, lancement de la Coupe du Monde d’e-sport avec le partenariat de Sony et des jeux de Capcom, Riot, Epic, Activision Blizzard (Counter Strike, Call of Duty, FIFA, Fortnite, League of Legends, Overwatch, PUBG, Rocket League…). La même année, on a le CEO de Savvy Brian Ward qui est élu au conseil d’administration du futur ex-Embracer (qui possède les franchises Seigneur des Anneaux et Tomb Raider, on en avait parlé dans cette émission, écoutez nos replays, et dont Savvy est le principal actionnaire).

2025, rachat via Scopely de Niantic et son Pokémon GO dont on a parlé cette année, là aussi le replay est disponible. Cet été, nouvelle Coupe du Monde d’e-sport en marge de laquelle on a eu droit à une conférence avec un certain Yves Guillemot (qui a raison de voyager avant d’être entendu par la justice dans les affaires de harcèlement moral et sexuel chez Ubisoft), rapprochement sans doute pas étranger au développement d’une extension pour Assassin’s Creed Mirage qui se déroulera au 9ᵉ siècle en Arabie Saoudite, un partenariat pour offrir une visibilité au royaume qui ne passe pas bien en interne chez Ubisoft d’ailleurs.

Et sinon, divers investissements chez d’autres mastodontes du JV : 6,5% de Take-Two et ses GTA, 6,6% de Capcom (Resident Evil, Street Fighter) ou encore 4,2% de Nintendo.

Bref, c’est un séisme dans l’industrie des Triple-A par l’ampleur du rachat. Si EA n’était pas l’entreprise la plus vertueuse, loin de là, considérant ses schémas prédateurs de lootbox, son historique de fermeture de studios et ses nombreux licenciements, ou ses gestions de projets parfois catastrophiques (Dragon Age The Veilguard qui a changé plusieurs fois de direction, Battlefield 6 comme l’a montré une longue enquête du site Ars Technica…), la direction prise n’est pas rassurante sur ces points et est franchement inquiétante sur beaucoup d’autres, que ce soit sur la diversité et l’inclusivité, l’utilisation de l’IA dans les processus créatifs ou la transformation du mastodonte en outil d’un softpower qui semble tout à fait compatible avec le nouveau régime fascisant qui s’installe aux USA. Et à titre personnel, j’ai fait une croix sur l’intégralité de la production de cet éditeur.

Ruvon